En 2009, soit il y a seize ans, je rédigeais un mémoire sur le lien social et la formation à distance.
À l’époque, nous découvrions tout juste les possibilités du e-learning, et la question qui m’animait était simple : peut-on vraiment apprendre ensemble… séparément ?
Fast-forward à aujourd’hui en octobre 2025 où j’ai assisté à deux conférences sur ce thème à quelques jours d’intervalle.
D’abord une soirée-débat avec Michel Maffesoli, sociologue, Philippe Bobola, Anthropologue, biologiste, physicien et psychanalyste et Éric Fiat, philosophe ; puis une conférence de Boris Cyrulnik dans une salle de 1200 personnes pour parler d’amour et d’attachement.
L’ironie ne m’échappe pas : pour comprendre notre besoin de connexion, nous nous rassemblons physiquement et en nombre !
L'époque des cellules éclatées
Nos grands-parents vivaient sous le même toit sur plusieurs générations. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et nos organigrammes d’entreprise ressemblent étrangement à nos structures familiales recomposées : éclatées, flexibles, en perpétuelle redéfinition.
Les cellules monoparentales côtoient les familles recomposées, tout comme vos équipes mêlent salariés, freelances, télétravailleurs et collaborateurs hybrides.
Dans votre organisation, combien de « familles professionnelles » différentes coexistent ? Et surtout, comment dialoguent-elles entre elles ? Les rôles de chacun.e sont-ils clairs pour tout le monde ?
Différents regards pour éclairer nos zones d'ombre
M. Maffesoli - Du "Je" au "Nous" (ou comment cesser d'être une collection d'individus)
Michel Maffesoli nous le dit sans détour : nous quittons l’ère de l’individualisme cartésien pour entrer dans celle des tribus.
Le contrat social vertical, celui de « la loi du père », cède la place aux pactes émotionnels horizontaux, éphémères mais intenses.
Dans vos open-spaces, comment cela se traduit-il ? :
- Par ces équipes-projets qui se forment et se dissolvent,
- Par ces communautés de pratique qui émergent spontanément,
- Par cette génération Z qui préfère dire « nous avons réalisé » plutôt que « j’ai fait ».
Le lieu fait lien, rappelle M. Maffesoli. Vos espaces de travail ne sont plus seulement des bureaux : ils deviennent des lieux de célébration collective, parfois ludiques, parfois festifs et toujours sérieux.
P. Bobola - La logique du "ET" plutôt que du "OU"
Philippe Bobola nous rappelle que le monde quantique fonctionne sur la complémentarité, pas sur l’exclusion : jour ET nuit, individu ET collectif., présentiel ET distanciel.
Pourtant, combien de fois entendons-nous en entreprise : « Soit tu es au bureau, soit tu travailles chez toi » ? « Soit on fait de l’individuel, soit du collectif » ? P. Bobola nous invite à « déterritorialiser le savoir » : mettre les savoirs en lien plutôt que de les cloisonner. Les silos organisationnels volent en éclat.
Quelle opposition de votre organisation pourriez-vous transformer en complémentarité créative ?
E. Fiat - Apprendre à danser sur un kaléidoscope
Éric Fiat nous offre peut-être la métaphore la plus parlante : nous sommes des caméléons posés sur un patchwork en perpétuel mouvement. De quoi devenir fou. Sa prescription ? Apprendre à danser.
L’entreprise d’aujourd’hui exige une adaptation permanente à un monde impermanent.
Les jeunes collaborateurs l’ont compris intuitivement : ils ne cherchent plus un emploi « stable » (quelle étrange notion désormais), mais une danse qui les fait vibrer. Le travail n’est plus une valeur en soi, mais une activité pour accéder à la réalisation de soi.
B. Cyrulnik - L'attachement, ce grand absent des entreprises
Boris Cyrulnik, à 88 ans, nous rappelle une vérité neurobiologique essentielle : l’attachement socialise, tandis que l’amour (le coup de foudre) dessocialise. Dans vos équipes, vous recherchez l’attachement : ce tissage quotidien du lien, fait de désaccords et de projets partagés, qui sculpte littéralement notre cerveau limbique.
Les chiffres sont sans appel : vivre en couple enlève le stress et modifie le système limbique. Être en équipe soudée produit exactement les mêmes effets. À l’inverse, la carence affective – ou professionnelle – devient une carence cérébrale.
Le paradoxe ? Grâce aux « progrès » de la technique, nous sommes de plus en plus seuls : télétravail généralisé, réunions Zoom, messageries instantanées : nous communiquons plus, mais tissons-nous encore des liens ?
Le manager-chorégraphe
Revenons à cette génération Z qui vous donne des sueurs froides. Ils ne restent pas, ils zappent, ils veulent du sens immédiat. Mais ont-ils vraiment tort ?
Ils ont grandi dans des structures familiales éclatées où la question de la place est centrale. Où suis-je ? Avec qui ? Pour quoi faire ? Ils reproduisent simplement ce schéma dans leur vie professionnelle. Ils cherchent moins un employeur qu’une tribu temporaire, moins un CDI qu’un pacte émotionnel.
Si votre entreprise était une danse, quelle serait-elle ? Un ballet classique rigide ou une improvisation jazz où chacun peut exprimer sa partition tout en restant dans l’harmonie collective ?
Créer du "Nous" sans écraser le "Je"
La vraie complexité aujourd’hui, celle qui me passionne depuis mon mémoire de 2009, c’est cette tension : comment créer du collectif (l’entreprise comme communauté) tout en respectant l’individualisation croissante (la formation sur-mesure, le parcours unique, le télétravail choisi) ?
P. Bobola nous donne une piste : ne pas chercher à uniformiser, mais à créer une unité dans la diversité. M. Maffesoli parle de « reliance » : réunir ce qui a été séparé. E. Fiat nous invite à considérer nos collaborateurs – « considérer » venant de « cum sidere », regarder les astres ensemble.
Les cours d’amour du XIIIe siècle, évoquées par B. Cyrulnik, jugeaient la courtoisie des hommes selon des critères précis. Et si nous créions des « cours de lien » dans nos entreprises ? Des espaces où l’on apprendrait à tisser des attachements professionnels sains, ni fusionnels ni distants ?
Conclusion : Le retour du sacré au bureau
Oui, vous avez bien lu. P. Bobola parle de « sacralité », M. Maffesoli de « réenchantement », E. Fiat de « célébration ». Des mots qui font tousser dans une salle de comité de direction.
Et pourtant. Vos collaborateurs cherchent exactement cela : un lieu où leur présence fait sens, où le « nous » n’écrase pas le « je », où le travail redevient une œuvre commune et pas seulement une activité individuelle rémunérée.
Seize ans après mon mémoire, la question n’est plus « peut-on créer du lien à distance ? » mais « comment recréer du lien, tout court ? ». Les écrans ont gagné la bataille de l’efficacité. C’est à nous, managers, DRH, dirigeants, de gagner celle de l’humanité.
Les curseurs bougent. À nous d’apprendre à danser.
Cet article fait suite à ma participation en octobre 2025 à la soirée-débat « Trois regards sur le lien social » organisée dans le cadre des Semaines de la Santé Mentale (octobre 2025) et à la rencontre avec Boris Cyrulnik à Palavas-les-Flots.